On ne lit jamais assez. Régis, un de mes abonnés, vient de me conseiller la lecture d’un article d’un professeur de philosophie, Jean-Marc Gaté, au sujet de la photographie. C’est long, très philosophique mais facile à lire, et accessoirement cela m’a fourni le titre de cette photochronique.
On ne lit jamais assez. En ce moment, je lis — ou plutôt j’écoute — Le Lambeau, de Philippe Lançon, lu par Denis Podalydes. A priori aucun lien avec cette chronique mais j’ai découvert en écoutant Lançon une façon d’écrire qui me plaît, un procédé qui consiste en partant d’une action simple à aligner des digressions, à livrer ses pensées et au final à dire beaucoup de choses. Par exemple, là c’est moi qui parle, j’ouvre une histoire de la photographie et je tombe sur une photo de Ernst Haas. Alors je me souviens d’avoir assisté à une des ses conférences en 1978. J’étais étudiant à Stanford, en Californie. Je connaissais Haas parce que j’avais acheté son livre La Création pour l’offrir à une amie. Nous étions jeunes et beaux, la vie s’offrait à nous, nous rêvions d’Amérique. L’Amérique, j’y séjournerai un an, elle beaucoup plus, je suppose : nos vies ont divergé depuis. La Création, je me dis régulièrement que je devrais faire des recherches, visiter les bouquinistes de Paris, trouver un exemplaire, même abimé. Ce livre est introuvable et c’est aussi l’un des plus vendus de la photographie du XXe siècle. Il est tellement beau et je pense à lui quand je revois certaines de mes publications ; je me dis que si un jour je réussissais à faire aussi bien une de mes photos, je serais comblé. Au cours de sa conférence, Ernst Haas avait parlé de la composition. Il avait conseillé de lire un texte d’Igor Stravinski sur le sujet. On ne lit jamais assez.
On n’écrit jamais assez. L’image qui démarre cette chronique, je l’ai postée hier sur instagram. Elle s’intitule : « Un verre d’eau — A Glass of Water — 1 ». C’est une photo abstraite, une macro. Un simple verre à Martini, sur pied, conique, posé sur un papier raisin noir, celui-là même qui a fait la couverture de Home Made Art. J’aime laisser à la personne qui regarde mes photos abstraites la liberté de son regard. Aussi ai-je préféré un titre en creux. Pour Do Androids… j’ai choisi un titre de référence qui renvoie à la science-fiction mais c’était pour un défi ALJPHOTO et certains membres, mal à l’aise avec l’abstraction, souhaitaient être guidés. Pour Un verre d’eau, je pensais avoir réglé la question. Brigitte, qui me suit sur instagram et participe aux défis d’ALJPHOTO, a commenté ma publication.
— Ça m’intrigue ! Est-ce un mouvement ?
— Pas du tout. Le dessus d’un verre d’eau. Plein de reflets. C’est tout.
— Waouhhhh ! Je ne le vois pas bien mais je te crois !
Je me suis dit qu’il me faudrait expliquer, décrire la prise de vues. Que c’était l’occasion d’une nouvelle photochronique. Qu’une fois l’article publié, j’inviterai Brigitte à consulter mon blog. On n’écrit jamais assez.
Jacques Rancière – « Le partage du sensible – Esthétique et politique« , Ed : La Fabrique, 2000,
“ Le régime esthétique de l’art, c’est d’abord la gloire du quelconque : trouver, dans la matière courante ou dans la vie des anonymes, les symptômes du temps ”
Cette citation ne figure pas dans l’article de Jean-Marc Gaté mais Jacques Rancière y est mentionné ainsi que la gloire du quelconque. Je ne suis pas un penseur — j’ai raté mon épreuve de philo au baccalauréat — mais j’aime les penseurs et leur capacité à trouver les mots justes. On peut savoir faire sans savoir dire. C’est mon cas. Je fais, de mon mieux. J’ai plus de mal à dire ce que je fais. J’ai besoin d’aide pour comprendre et m’exprimer.
En usant des mots de Rancière, je dirais que j’essaie de trouver la gloire du quelconque dans la matière courante. N’ai-je pas dit la même chose dans Home Made Art et L’Œil de celui qui regarde ?
Mercredi, 1er mai 2019. Le défi Macro Mondays du lundi 6 mai s’appelle Four Elements. L’eau, la terre, l’air, le feu, chacun des ces éléments a ses vertus et ses défauts. Illustrer l’un d’entre eux par une macrophotographie me semble impossible. Je sais qu’il n’en est rien, que d’autres vont y arriver, que ma première publication a été bien accueillie mais là je suis bloqué. Je me raisonne. Le plus dur dans un projet, c’est le premier pas. Mon critique intérieur, tais-toi ! Allez ! Je m’y mets. Sur la table de la véranda, je prépare une scène. Un papier raisin noir est posé sur la table. Devant elle, mon tripode sur lequel j’ai fixé un reflex équipé de mon petit objectif 35 mm macro.
Je commence avec une bougie. Le feu. Quelques essais. Pas terribles. Aucune originalité. Quand je souffle la bougie, l’espace d’un instant, des volutes de fumée se produisent. Je pense à Bashung, à ses jeux de mots improbables.
Vos luttes partent en fumée
Vers des flûtes enchantées
Et de cruelles espérances
L’air. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Je sais que ce genre de prise de vues est difficile, qu’il faut un éclairage particulier. Je tente le coup. C’est un peu mieux mais pas bien original.
Ces volutes me rappellent le temps où j’étais étudiant à Toulouse. C’était avant Stanford. Nous brûlions des bâtons d’encens achetés sur le marché en écoutant de la musique planante. Pink Floyd bien sûr mais pas que. Les Allemands aussi avaient leur place. On ne parlait pas d’électro à l’époque mais, comme le disait Laurent Garnier ce matin sur France Inter, sans eux l’électro n’existerait pas. L’air. Sur ces musiques, en fermant les yeux, nous étions les rois de l’air. La pesanteur n’existait plus, nous décollions. Nous avions un peu plus de 17 ans, nous n’en étions pas plus sérieux.
La terre alors ? Je ne vois pas trop ce que je pourrais photographier, en macro qui plus est. Reste l’eau. Pas les gouttes d’eau ! J’en ai trop vues ; le sujet, archi banal, n’en est que plus difficile. Un verre d’eau, pourquoi pas. Dans la cuisine, bien rangés dans un placard de la cuisine, quatre verres à Martini m’attendent à quelques mètres de ma scène. Quatre verres différents, la taille et la formes sont les mêmes mais ils sont décorés l’un avec des cercles, le second avec des lignes droites, le troisième avec une spirales, le dernier avec des lignes courbes. Ma première photo de verre à Martini, Martini Rosso, c’était celui avec la spirale. Une vue à pic, traitée de manière très créative, autrement dit difficile à reconnaître. Une peinture, des lignes, des couleurs, des taches. Comme l’écrit Jean-Marc Gaté, l’objet le plus insignifiant et le plus trivial peut se révéler dans tout son éclat sensible.

En ce jour de Fête du Travail, ce sera le verre aux lignes courbes. Celui de Home Made Art mais sur fond noir, rempli d’eau et capté de plus près. Mes premières vues, à pic, ne sont pas très intéressantes. L’eau n’a que peu d’effet et il y a ce rond noir, dû au pied du verre qui se comporte comme une fibre optique en remontant le noir du papier raisin. Mon rapport de fin d’études à Toulouse s’appelait Étude d’un système de transmission analogique par fibre optique. Un boîtier de mesure, placé dans une installation de foudroiement, transmettait ses informations via une fibre optique à des enregistreurs situés à l’extérieur. Il était hors de question d’utiliser une transmission par câble conducteur, c’était transmettre la foudre aux enregistreurs. À l’époque, les transmissions numériques étaient encore lentes ; un système analogique avait du sens. Aujourd’hui la fibre est dans nos maisons, derrière les équipements home cinema et les boxes internet.
La seule image intéressante de mon verre d’eau est celle où l’axe de visée n’est pas vertical. Le rond central noir n’est plus central et sa taille diminue. Un côté du verre s’en trouve avoir plus d’importance. À cause de l’eau, les décorations, qui sont gravées sur le bord extérieur du verre, se reflètent et apparaissent à trois ou quatre reprises. Observez le bord gauche de l’image (au début de l’article). Voyez les lignes qui se répètent.
Quelques heures plus tard, je publie la photographie, d’abord dans ma galerie flickr puis sur instagram. Sur insta, elle est légèrement tronquée. Je n’ai pas encore connaissance de l’article de M. Gaté. La gloire du quelconque aurait été un meilleur titre. Un peu prétentieux mais j’aime bien. Brigitte se posera des questions. Nous échangerons. J’espère que le présent article lui aura apporté quelques réponses. Il n’est pas dit que je publierai l’image dans Macro Mondays. Il n’est pas facile d’y percevoir l’élément eau. Comme dit David duChemin dans sa récente vidéo, j’ai créé et donc j’ai été créatif. Surtout ne pas se demander si on est créatif, ou pas, avant de se lancer dans un projet. C’est une perte de temps. Mon projet initial pour Macro Mondays est sans doute mort mais la photo que j’ai faite ce jour existe et me convient. Combinée avec l’article recommandé par Régis et mon besoin d’en dire plus à Brigitte, elle m’a fourni matière à cette chronique. J’ai tenté une autre forme de rédaction. Cela fait sans doute beaucoup mais j’ai avancé. J’ai créé, je n’ai pas perdu mon temps. Et j’y ai pris plaisir. Done is better than perfect.
Cette photochronique est différente des précédentes. Plus littéraire peut-être, plus longue assurément. N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires. J’y serai très attentif. Je sais que je dois progresser.
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L’article de Jean-Marc Gaté – Philosophie et photographie
5 réponses sur « La gloire du quelconque »
Un article qui demande attention et concentration! Au demeurant très intéressant. Pour ta photo, elle me fait plus penser à l’élément air que celui de l’eau, par exemple quand le vent se lève et soulève la neige, on obtient se genre de courbe et de ligne.
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Merci Émilie pour ton commentaire. Apparemment, cet article n’est pas ennuyeux ; je suis soulagé.
Effectivement, les courbes de l’image (en tête de l’article) font penser au vent qui souffle.
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J’aime bien cette chronique, elle est fouillée et elle embrasse plein de thématiques passionnantes. C’est un peu comme si tu conversais et qu’une idée en appelait une autre qui en appelait une autre, etc. C’est très intéressant, en même temps très agréable à lire. Le lien est aussi très intéressant, merci !
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Merci Christelle. Je me demandais comment cette chronique plus créative que les précédentes serait accueillie. Tu as parfaitement compris ma démarche, passer d’une idée à une autre, puis à une autre. J’avais peur d’être confus mais comme tu as trouvé mon texte agréable à lire je suis rassuré.
L’article de Gaté est intéressant, pour sûr. J’apprécie en particulier le questionnement de la réalité et la conception de la photographie comme remise en cause de la réalité communément perçue par un moyen paradoxal car techniquement très lié au réel.
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