Récemment, quelqu’un m’a dit à peu près ceci : « De mon point de vue, tes photos ne sont plus seulement les photos d’un passionné qui maîtrise son matériel, on rentre vraiment dans le domaine pro et artistique. Je sais que tu verras toujours les petits défauts et améliorations possibles, le manque de matériel, lumière, etc. mais moi je considère que tu as passé le cap du niveau pro/artiste maintenant. »
Voilà, le mot est lâché : artiste. Mais suis-je vraiment un artiste ? Et toi qui me lis, es-tu un(e) artiste ? L’attitude classique face à cette question consiste à poursuivre son activité sans trop réfléchir et à laisser aux autres le soin de décider si on est, ou pas, un(e) artiste. C’est ce que j’appelle éluder la question car, enfin, si l’on a une activité une activité artistique, il me semble essentiel de savoir pourquoi on la poursuit.
Je ne dirai pas que la question me taraude mais elle me turlupine. Et quand un photographe que j’aime suivre évoque le sujet dans son blog, je le lis avec attention et cela s’imprime dans ma mémoire. De même, quand une photographe que je suis sur flickr ose une citation forte qui me parle, je la lis avec attention, je la note (dans mon bullet journal) et je m’en souviens. Permettez-moi, si j’ose dire, de les appeler à la barre.
Le point de vue de David duChemin
Le photographe canadien David duChemin, dans son article
Leaving Dafen (From Craft to Art), livre un point de vue fort intéressant sur ce qui fait un artiste. Si l’anglais n’est pas un problème pour vous, je vous conseille vivement d’aller voir son article maintenant et de reprendre ensuite votre lecture. Sinon, voici un extrait de ses propos, résumé à ma façon.
Dafen est un village de Chine, connu pour abriter de nombreux peintres et sculpteurs, remarquables techniciens capables de réaliser des copies parfaites d’œuvres d’art. Si ces personnes maîtrisent leur art — au sens de technique — doit-on les considérer pour autant comme des artistes ? La réponse est non. Que manque-t-il donc pour leur accorder ce titre ?
Pour duChemin, « une copie parfaite reste une copie. Pour être de l’art, notre création requiert une composante essentielle : nous. Elle requiert l’interprétation. Elle requiert une part de nous-même, de préférence à laquelle nous tenons très fort. Il nous faut pour cela accepter de nous rendre vulnérable, de livrer notre âme et nos pensées. »
David duChemin poursuit : « J’ai passé des année à Dafen, au moins symboliquement. La plupart d’entre nous, photographes, faisons de même. Là nous apprenons notre métier et améliorons progressivement notre pratique. Si cela nous suffit, nous pouvons rester là des années durant, occupés à copier joyeusement les idées et la technique des autres, avec une habileté croissante. Nos images deviennent de plus en plus tranchantes. Mais en aucun cas elles ne deviennent de plus en plus personnelles. »
Le titre de l’article, Leavin Dafen — Comment quitter Dafen —, prend ici tout son sens. Pour devenir artiste, il faut quitter le village [des copieurs]. « Si vous voulez être vraiment, vraiment bon dans votre pratique, restez à Dafen. Allez où les autres photographes vont, faites comme eux. […] Vous deviendrez extrêmement habile dans votre pratique mais cela ne sera pas de l’art ; tant que vous ne quitterez pas Dafen, cela restera une copie. »
« Quitter Dafen demande du courage. Mais où aller ? Je n’ai pas la réponse. […] Mais quoi que vous fassiez, cela sera votre création. […] Il faut du courage pour diriger son objectif d’une façon différente, pour faire confiance à son goût personnel, pour aller au-delà de ce qui est attendu. S’offrir au monde à travers son art en disant : “ Voilà, me voici, c’est à prendre ou à laisser, ” en sachant qu’à peu près tout le monde vous abandonnera. »
« Vous avez en vous quelque chose de différent. Probablement quelque chose que les enfants à l’école avaient su discerner et dont ils aimaient se moquer. Quelque chose (ou un ensemble de choses) que vous avez bien pris soin de cacher au monde, avec beaucoup d’énergie. […] Ces choses vous font peut-être vous sentir comme une personne bizarre, tordue, monstrueuse. Par définition, elles sont aussi ce qui fait de vous quelqu’un d’extra-ordinaire. Un être exceptionnel. »
« Nous essayons tous tellement fort d’entrer dans un moule dans lequel nous n’avons aucune chance de nous démarquer. Et c’est regrettable parce que si vous baissez votre pavillon insolite, vous vous rendrez compte que c’est ce qui attirait le plus les autres. Vous, l’authentique. Vous, le bordélique. Vous, qui avez eu le courage de quitter Dafen et de faire les choses à votre manière. Pas pour être différent mais pour être vous-même. Imparfait, tordu, bizarre, merveilleusement humain. C’est-à-dire le genre de personne qui fait de l’art, pas des copies : quelqu’un qui est véritablement lui-même ou elle-même; pas une copie de quelqu’un d’autre. »
La recommandation de Ralph W. Emerson
Une photographe que j’aime beaucoup et que je suis sur flickr a publié un jour une image avec en commentaire cette pensée du poète et philosophe américain Ralph Waldo Emerson.
“ Do not go where the path can go,
go where there is no way and leave a trail. ”
« N’allez pas là où le chemin vous mène.
Allez là où il n’y a pas encore de chemin et laissez une nouvelle trace. »
Et moi, et moi, et moi !
C’est bien de citer les autres mais cet article n’aurait pas de sens, cela serait même en contradiction avec ce qui vient d’être dit, si je ne vous donnais pas mon avis personnel. Le voici.
Figurez-vous que, avant d’avoir lu duChemin, avant de connaître cette citation d’Emerson, j’avais — et j’ai toujours — l’habitude de dire : « On photographie comme on est. » Ce n’est pas bien éloigné de ce qui précède, à ceci près qu’à mes débuts en photographie, je considérais qu’être moi-même était plutôt un handicap. Mon point de vue a évolué et j’ai fini par adopter celui de duChemin. La preuve en est, quand j’ai été invité à publier trois photos sur le site JaamZIN Creative — ce sera l’objet d’une prochaine photochronique — j’ai terminé ma présentation par ces mots : “ I’ve learned […] one major lesson: Be yourself! Creativity is in you. ”
Alors, oui, je pense être un artiste. Attention ! Je reste humble tout en étant immodeste. Je ne suis ni Picasso, ni Miles Davis, ni W. Eugene Smith. Mes pauvres photos sont ce qu’elles sont, mais elles sont miennes, et je tiens très fort à certaines d’entre elles. En général, ce n’est pas celles que les gens préfèrent. Comme duChemin — encore lui ! — je pense qu’il faut se méfier de l’avis des autres, même bien intentionnés. J’accorde beaucoup d’importance à certains avis, en particulier ceux de photographes que j’aime. Et aussi à mon avis personnel. Cela peut sembler risqué mais, à condition de rester humble, revoir ses propres images avec du recul est un bon filtre. Les bonnes photos sortent du lot, les moins bonnes sont encore plus intéressantes car elles permettent de progresser. On apprend beaucoup de ses erreurs.
La photo que j’ai choisie pour illustrer cet article montre une arche du pont rouge de l’Axe majeur de Cergy. C’est une vue à pic, de bas en haut, et en plus l’image a été volontairement retournée. Ce n’est pas une vue classique de l’Axe majeur ; on peut même dire que l’Axe majeur a en l’occurrence peu d’importance. Elle me paraît bien correspondre aux propos de David duChemin sur l’importance d’être soi-même. Il y a beaucoup de moi dans cette image : mon attirance pour le minimalisme, le format carré, la géométrie constructiviste, la symétrie, la symbolique (les deux parties rouges donnent l’impression qu’elles cherchent un contact), la recherche d’une palette de couleurs réduite, le souci de la tranquillité, ce côté imparfait et wabi-sabi avec les deux parties qui ne tombent pas pile en face l’une de l’autre et sont rongées par la rouille. Sans oublier la volonté de laisser le spectateur libre de toute interprétation. Si vous aimez, c’est tant mieux ! Dans la négative, ce n’est pas un problème. C’est juste une proposition, une offrande, à prendre ou à laisser.
À VOIR ÉVENTUELLEMENT
- Déjà cité, l’article de David Duchemin (en anglais) Leaving Dafen (From Craft to Art)
- Parmi les articles précédents, Un matin d’éclaircie montre une vue classique de la Passerelle.
7 réponses sur « Suis-je un artiste ? »
Finalement, c’est se respecter soi même, se respecter entant qu’humain différents des autres et surtout respecter SON «intellec»
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Pour moi, c’est simple: on crée dans un domaine artistique, on est un artiste. Qu’importe le niveau technique, la reconnaissance ou non par d’autres, si le contenu est original, on est un artiste. C’est surement plus dur de juger où est la création originale en photographie si on compare à d’autres arts comme la peinture ou la musique. Je comprends donc la difficulté qu’un photographe peut avoir à franchir le pas et se considérer comme un artiste. Tellement content que tu l’ai franchi!
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Alors autant le dire tout de suite, je vais casser le suspense, je ne suis pas une artiste.
Je vais tenter d’expliquer pourquoi je ne me vois pas comme telle, ça va être un peu long.
Qu’est ce qu’un.e artiste ? Un.e artiste est une personne qui produit des œuvres d’art. Une fois qu’on a dit ça on a tout dit et rien dit car la question qui suit est : qu’est ce que l’art ? Et là, on est bien embêté. On va rester dans le domaine de la photographie puisque c’est celui qui nous intéresse. Un bon photographe fait-il de l’art ? Un bon photographe peut être un bon technicien. Je maîtrise les fonctionnalités de mon boîtier, je sais développer des fichiers RAW, je me suis documentée sur les grands principes de la composition, du cadrage, de la retouche, etc. Je peux dire sans me la péter que je connais le domaine. Et pour autant, suis-je une artiste ? Cette connaissance et cette technicité font-elles de moi une artiste ? Non.
Je peux dire que je suis une photographe amatrice éclairée. Ce n’est pas mon métier, la photographie ne me fais pas vivre, c’est une activité annexe qui me procure des sensations intenses mais là n’est même pas la question. Continuons. Un photographe « pro » fait-il de l’art ? L’officialisation de son statut fait-elle de lui, ipso facto, l’artiste que je ne suis pas ? Un photographe pro est un super technicien qui répond la plupart du temps à des commandes pour vivre, il photographie des mariages, des baptêmes, des tas d’événements particuliers en fonction de sa spécialité. Une photo pro de mariage est-elle une œuvre d’art ? Évidemment non. Et puis quoi encore.
Alors bon sang, l’art c’est quoi ?
Si l’art, c’est le résultat d’un processus créatif qui requiert une vision personnelle et particulière, alors j’ai envie de te dire, tout le monde est artiste. Cette acception laudative de la notion d’artiste est éminemment valorisante. On est artiste parce que l’on créé quelque chose de personnel, c’est cool, je suis donc artiste, mon égo est content et je vais m’éviter tout questionnement car ma production étant personnelle à 100%, donc originale, mon statut d’artiste est évident. L’artiste c’est celui qui sort de la masse, qui ne moutonne pas, qui ne fait pas comme tout le monde, qui surprend, qui flamboie, qui énerve aussi, mais surtout, l’artiste c’est quelqu’un d’unique. Alors c’est clair qu’être un.e artiste, c’est super enviable. Beaucoup de gens se définissent comme des artistes dès lors qu’ils entrent dans un processus créatif parce que le mot même d’artiste est tellement gratifiant qu’on ne peut pas ne pas en vouloir pour soi-même. Et puis comme dit Pratchett « la modestie, c’est de l’arrogance déguisée ». Appelons donc un chat un chat.
Tu sais c’est marrant mais ton billet tombe à pic, je suis en congé cette semaine et il y a quelques jours j’en ai profité pour aller à Beaubourg voir l’expo Vasarely et ensuite me balader dans les galeries d’art moderne et contemporain. Et là, je suis tombée sur des œuvres d’art qui m’ont laissée plus que dubitative. Cela fait longtemps que j’ai compris que l’art n’est pas le beau, mais quand même, quelle escroquerie. Je ne savais pas s’il fallait rire ou pleurer devant des espèces de glaviots géants accrochés au plafond, ou devant une toile de 3 mètres sur 4 maculée d’un gros gribouillis enfantin sans nom. Et quand l’œuvre s’appelle « sans titre », c’est là que l’ânerie du marché de l’art prend tout son sens. Car oui, l’art est aussi et même surtout un marché, et qui dit marché, dit cote et dit reconnaissance. Ce que je crois c’est que l’artiste, le « vrai », celui qui s’expose dans une galerie d’art contemporain, c’est une personne qui produit des œuvres d’art estampillées comme telles par la reconnaissance d’un milieu d’experts. On peut en penser ce qu’on veut de ces experts mais le fait est là, des artistes font des trucs que je trouve hyper moches et sont exposés, alors que toi et moi, on ne le sera jamais. En définitive ce que je crois c’est que l’artiste est artiste parce qu’il est reconnu comme tel. Et cela n’enlève rien à celui qui ne l’est pas.
Pour finir sur ce sujet infini, je dirai que la part de moi que je mets dans mes photos ne fait pas de moi une artiste, mais cela m’importe peu. Un jour quelqu’un m’a dit que j’avais du talent. Ça me va bien !
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Merci Christelle pour ton commentaire, long et fort bien argumenté, et pour le temps que tu as consacré à ce sujet. D’accord avec toi pour dire que nous ne sommes pas le genre d’artiste que tu décris. Je suis convaincu que ce n’est pas à ce genre d’art que pense David duChemin quand il s’exprime sur son blog.
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Pour moi est un artiste celui qui créée en s’exprimant par lui-même, peut importe le résultat, il prend plaisir à faire quelque chose.
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Merci pour cet article, très intéressant !
(Et, un commentaire au-dessus, Christelle, parle « d’avoir du talent », ce qu’on peut confondre souvent en se disant « artiste », c’est de croire que ce n’est que du talent, et s’asseoir là-dessus avec son égo. Etre artiste, c’est aussi et surtout beaucoup de travail, pas seulement pour donner sa vision personnelle, pour pour donner sa vision personnelle au plus près de ce qu’elle est ressentie et au plus près de sa matérialisation dans le réel (ou pas, suivant ce qu’on cherche à faire, mais je dis ça pour l’idée générale). )
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[…] un peu. Ce n’est que le début d’un long questionnement dont je vous ai fait part dans Suis-je un artiste ? Je ferai aussi l’objet d’une publication sur facebook et sur instagram. Mais ce qui me […]
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