Aujourd’hui, je fais essayer de faire court. Comme cette photochronique est consacrée à une seule image, je devrais pouvoir tenir ma promesse.
Parenthèse culturelle
La photo que vous voyez est une paréidolie. Une paréidolie est un phénomène psychologique, impliquant un stimulus (visuel ou auditif) vague et indéterminé, plus ou moins perçu comme reconnaissable (source Wikipedia). Si vous observez des nuages, vous identifierez rapidement des visages, des animaux, etc. Nous recherchons des visages partout — c’est inné — et la moindre prise de courant nous fait penser à un personnage, triste ou rigolo. Pour les sons, nous reconnaissons parfois des mots de notre langue maternelle au milieu d’une phrase prononcée dans une langue étrangère à laquelle nous ne comprenons rien. Pour exemple, la blague de Jean-Marie Bigard : « Faut qu’j’y aille » vs. « F**k GI ».
Pour bien fixer les idées, je préciserai deux points : 1) Un smiley n’est pas une paréidolie parce que la ressemblance est intentionnelle, sinon n’importe quel dessin serait une paréidolie. 2) La paréidolie ne se limite pas aux visages — cette confusion est fréquente chez les photographes — car tout sujet peut se prêter à une paréidolie. C’est justement le cas de ma photo.
Acte I
Vendredi 15 juin 2018, en fin d’après-midi, Axe majeur de Cergy. Je me trouve sur l’Esplanade de Paris, une vase étendue plate au bout de laquelle se dressent les Douze Colonnes. À la main, mon boîtier plein format encore neuf, équipé du seul objectif full-frame en ma possession, un Canon 70-200 mm f/4.0. Je suis en chasse, photographique bien sûr. Je me suis maintes fois déjà promené en ce lieu. C’est près de chez moi et l’endroit recèle de nombreux spots. Ma préoccupation du moment : le défi 43 CRD155 Photos retournées à 180° d’Anne-Laure Jacquart.
Le grand classique de la photo retournée, le reflet d’une scène dans une flaque d’eau, ne me tente guère à cet instant précis. De toutes façons, il n’y a aucune flaque en vue sur l’esplanade. Et puis, je trouve l’idée d’une photo réellement retournée plus intrigante. Retourner le reflet dans une flaque d’eau, c’est remettre le sujet à l’endroit. C’est assurément une facilité offerte au spectateur pour décoder l’image mais c’est — à mon avis — aussi une facilité pour le photographe. Certes le résultat est intéressant parce que les ondulations à la surface de l’eau, les bords de la flaque et ce que l’on perçoit autour d’elle fournissent un rendu différent d’une vue directe, sans artifices. Si dans ce cas l’image est retournée, si l’on est bien conforme au défi, pour autant ce n’est pas cette inversion qui procure à la photo sa force, son originalité. En revanche, voir quelque chose en se demandant ce que cela pourrait donner une fois retourné, avec l’espoir que l’image soit plus intéressante que l’image directe, cela m’excite les neurones.
Les Douze Colonnes à l’envers ? Pourquoi pas ? J’essaie de visualiser. J’ai les colonnes face à moi mais, même en fermant les yeux, j’ai du mal à m’imaginer le résultat. (L’idée de prendre une photo et de la visionner en retournant l’appareil ne m’a pas parcouru l’esprit ce jour-là.) Mon désir est celui d’une image qui se tient, qui n’a pas besoin d’être retournée pour exister, où idéalement on ne voit pas que la scène est retournée. J’en conclus qu’on ne doit pas voir le sol sur l’image. Les colonnes sur fond de ciel, retournées, comme des missiles envoyés par… des extraterrestres ? Bizarre, mais cela qui convient parfaitement à ma personnalité schizotypique. Il faudra que je vous parle de cette caractéristique dans une prochaine chronique.
Bref, je fais ma série de photos, avec plus ou moins de colonnes dans le viseur. Quelques minutes plus tard, je ferai une série de photos retournées du reflet de la Passerelle (le pont rouge) dans son bassin au bord de l’Oise.
“ Tout être humain a le droitd’être en contradiction avec lui même. ”
Amélie Nothomb
Acte II
Toujours le 15 juin 2018, un peu plus tard, à la maison. L’heure du post-traitement est venue. C’est le moment de la vie d’une photo que je préfère. La guillotine pour les images ratées ou de peu d’intérêt, les feux de la rampe pour les heureuses élues. Les feux de la rampe ne veut pas dire forcément les applaudissements du public, hélas ! Juste le droit d’entrer en scène. C’est déjà ça comme dirait Alain Souchon.
À ce moment, je découvre mes photos, au sens propre. Je ne vois en elles que ce qu’elles sont, ou pourraient devenir grâce à un traitement soigné. Fini le contexte, tout ce qui est hors-cadre, les bruits, les personnes autour de moi. Il n’y a que la photo, et l’émotion qu’elle charrie si elle est réussie, et ces délicieux mensonges que j’aime tant — pour moi, la photographie est d’abord un mensonge et vouloir l’assujettir à la réalité une entreprise déraisonnable.
Ma vision des Colonnes qui tombent du ciel s’affine. Elles sont au nombre de douze mais c’est trop. Et puis, retournées, ce ne sont plus des colonnes ; seuls les connaisseurs, les habitants de Cergy en particulier, les reconnaîtront. Alors peu importe ! L’image est avant tout graphique. Le format carré lui convient parfaitement. Six, c’est très bien. Voilà pour la forme. Le plus intéressant est à venir.
Les nuages retournés restent des nuages. L’astuce du retournement, cette esbroufe, fonctionne. Les colonnes fraîchement repeintes sont très blanches. Elles me font penser à des cigarettes. Voilà pour la paréidolie. Les joints — chaque colonne est constituée de trois parties mais on n’en voit que deux sur l’image — font croire que l’on est sur un plan d’eau, avec une impression étrange. Les colonnes se reflètent mais pas les nuages. On nage dans le surréalisme.
Je vous ai dit que j’avais un profil psy schizotypique. Les schizotypiques sont plus aptes que la moyenne des gens pour connecter les points, pour faire des associations non conventionnelles et sont en général à l’aise pour les activités créatives. Cigarettes, surréalisme, nuages. C’est difficile à expliquer mais je pense très vite à Magritte, à sa colombe sur fond de ciel et surtout à son œuvre la plus connue : « Ceci n’est pas une pipe. »
Je tiens mon titre : « Ceci n’est pas une cigarette. » Il est décalé parce qu’il y a plusieurs cigarettes sur ma photo mais justement, c’est étudié pour comme dirait Fernand Raynaud. Cette contradiction va interpeller le spectateur. La référence à Magritte est essentielle ! Le fond de ciel, l’aspect surréaliste et éventuellement minimaliste de l’image, Magritte est là. Sans le moindre doute, il faut garder le singulier. « Ce ne sont pas des cigarettes » est un titre nul en comparaison.
Acte III
Les feux de la rampe. Je publie dans ALJPHOTO le soir-même, dans flickr également. L’accueil est bon. J’ai droit à explore. Ce n’est pas mon meilleur score mais c’est très correct. Quelques invitations dans des groupes que je ne connais pas. Ce n’est pas très important mais c’est bon signe. L’image accroche.
Mon fils Nicolas me demande de lui transmettre le fichier. « Pour faire une surprise. » Lors de sa venue en France au mois de juillet — Nicolas habite Shanghai —, il m’offrira un tee-shirt sur lequel il a imprimé la photo. En effet, je suis surpris.
Quelques mois plus tard, Smile on Saturday propose le défi Pareidolia. C’est d’ailleurs à cette occasion que j’apprends le mot. L’image fonctionne et déconcerte ; beaucoup de membres n’ont pas compris que les paréidolies ne se limitaient pas aux visages. L’admin explique ce point dans un commentaire mais elle ne connaît pas l’Axe majeur ; elle parle d’« objects ». J’adore !
Acte IV
Les feux de la rampe sont éteints. Le vrai test. Un an ou presque est passé. Que reste-t-il de la photo ? À vous de répondre à cette question, si le cœur vous en dit. J’ai mon point de vue, évidemment. En parodiant Gustave Flaubert parlant de Madame Bovary, je dirai : « Cette photo, c’est moi. »
Sur cette fanfaronnade, je vous laisse jouir du temps, vitupérer l’époque si cela vous amuse, pas trop quand même. Je souhaite surtout avoir le plaisir de vous retrouver bientôt pour échanger à propos d’une autre photochronique.
Cochon qui s’en dédit !
Aïe ! Je n’ai pas tenu ma promesse de faire court. Le plaisir d’écrire sans doute. Si cela vous gêne, veuillez vous reporter à la citation d’Amélie Nothomb.
4 réponses sur « Ceci n’est pas une cigarette »
Par suite d’une fausse manipulation de ma part (je suppose), il était impossible de déposer un commentaire au sujet de cet article. L’erreur est réparée. N’hésitez pas à me faire part de toute remarque à propos de cette photochronique ! Par avance, merci pour votre compréhension.
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Toujours un plaisir de te lire! J’adore cette photo pour sa perte de repère et son abstraction!
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Merci beaucoup, Émilie.
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[…] aux pochettes d’Hypgnosis, un studio anglais qui a notamment travaillé pour Pink Floyd. Ceci n’est pas une cigarette en est un bon […]
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