À l’origine, un blocage
À l’origine de cette chronique, il y a ce constat :
- Les photos publiées sur les réseaux sociaux — par exemple, Instagram ou flickr — qui portent le hashtag #abstrait ou #abstract sont sans équivoque abstraites. (Il y a forcément des exceptions mais je n’en ai pas trouvé jusqu’à maintenant.)
- Quand on demande, à des fins de formations, à des photographes de réaliser des photographies abstraites, en général elles ne le sont pas. Je qualifierai ces images comme semi-abstraites tout au plus.
Il semblerait donc qu’il existe une sorte de plafond de verre empêchant les photographes amateurs de passer à l’abstraction, un blocage si vous préférez.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Souvent formulée après la publication d’images abstraites, cette question est particulièrement révélatrice. Révélatrice d’un échec — je sais, c’est dur à entendre —, d’un échec pour l’auteur d’une photo abstraite. Pourquoi ? Parce que l’intention du photographe n’est pas de jouer aux devinettes. Chercher à savoir « ce que c’est » équivaut à quitter le monde de l’abstraction pour revenir au monde réel. Cela constitue pour moi un rejet de la proposition faite par l’auteur au spectateur. Ce n’est pas inintéressant, dans un second temps, si l’on est curieux, de connaître l’objet photographié. Mais c’est secondaire. Une œuvre abstraite n’est pas différente des autres œuvres. Elle est a priori conçue pour provoquer une émotion, qui peut être d’ordre esthétique ou du domaine des sentiments, ou des deux à la fois. Si cette émotion n’est pas ce que vous ressentez en premier face à l’œuvre, quelque part c’est raté. Pour une photo abstraite, j’insiste sur ce point. Pour une image semi-abstraite, on peut admettre une lecture à plusieurs niveaux où abstraction et monde réel dialoguent.
Si seulement au lieu de « Qu’est-ce que c’est ? », on se demandait « Qu’est-ce que je vois ? ».
Passer la frontière
Quelqu’un m’a un jour reproché d’avoir intitulé Sans titre une photo abstraite de mon cru. J’ai commencé à faire le malin. J’ai parlé de prétérition. J’ai même cité Schopenhauer, ce qui en l’occurrence revenait à prendre un marteau pour écraser une mouche. Une fois notre discussion redevenue sérieuse, il s’est avéré que mon interlocuteur, mal à l’aise avec l’abstraction, souhaitait un guide, un indice, une aide pour l’aider à comprendre mon intention. Les photos abstraites ne provoquaient pas de réaction de sa part ; une amorce était nécessaire pour allumer le feu.
J’ai alors ressenti ce plafond de verre, cette impossibilité ou cette grande difficulté pour certains à s’évader complètement du monde réel. J’assimile cette difficulté au franchissement d’une frontière. Nous avons tous nos limites mais ce ne sont pas les mêmes. Et puis nous acceptons, ou pas, de franchir certaines d’entre elles. Cette situation n’est pas propre à l’abstraction. Cela vaut pour les photos floues, pour lesquelles l’absence de la fameuse zone de netteté est pour certains une faute impardonnable. Cela s’applique aussi au minimalisme, le rejet des uns s’expliquant selon moi par la peur du vide.

La planète du Réel
Une photo abstraite serait-elle déstabilisante ? Pour quelles raisons ? L’absence de repères probablement. Le besoin de certitude, je pense. Je veux savoir ce que je vois. Cette courbe est belle mais cela me rassure de constater qu’il s’agit d’une tasse en porcelaine. Je comprends le rendu de la matière, son éclat, sa blancheur. Je peux m’expliquer tout cela. Partant d’un objet que je reconnais, le photographe a fait ressortir la beauté de cet objet, l’a sublimé dans le meilleur des cas. Face à cette image semi-abstraite, j’ai fait un petit bond pour quitter la planète du Réel, un tout petit bond, et je suis vite retombé sur mes pieds, en terrain connu.
Il en va autrement avec une image abstraite. Volontairement, le photographe a fait disparaître tous les repères. Pour reprendre la métaphore, vous tournez autour de la planète du Réel mais loin du sol, voire très loin. Et là, deux solutions s’offrent à vous. Soit vous paniquez et rejetez l’image. Soit vous jouez le jeu. Planer autour d’une planète, n’est-ce pas génial. En l’occurrence, c’est sans risque. Pourquoi alors ne pas vous laisser aller, let go en anglais, lâcher prise. C’est cela, lâcher prise. Ne pas chercher à comprendre mais laisser aller son imagination.
Pourquoi ne pas quitter la planète du Réel purement et simplement ? Faire un bond, un vrai, pour ne plus être soumis à son attraction. Autrement dit, faire abs-traction.
Réalité ou mensonge ?
Quelqu’un m’a dit récemment — vous devinerez aisément que ce n’est pas la même personne que celle dont j’ai parlé plus haut — « je ne me focalise jamais sur les titres, pour pouvoir me laisser ma propre expérience et vision de la photo ». Ne pas se laisser influencer par l’auteur. N’est-ce pas la plus belle définition de la liberté du spectateur ?
Donner un titre ou pas ? Commenter ou pas ? De beaux sujets ! J’en parlerai dans une autre photochronique.
Revenons au sujet de ce billet. J’aime faire des photos abstraites. En l’occurrence, faire est le mot juste. L’appareil photo capture une réalité mais à partir de cette réalité je façonne autre chose. Pour moi, la réalité d’une photo, abstraite ou pas, est illusoire. Quand vous prenez une photo, vous cadrez, vous réglez puis vous déclenchez. Les connaisseurs d’Anne-Laure Jacquart se reconnaîtront. En cadrant, vous éliminez une bonne partie de la réalité qui vous entoure. En déclenchant, vous arrêtez l’écoulement du temps. Vous participez au mensonge de la photographie (Tom Ang — Photographie – L’histoire visuelle du huitième art, pp.346–347) qui est que l’on ignore l’instant d’avant et l’instant d’après. Pour moi, une photo, même si l’auteur n’en est pas conscient, est une création. L’idée que ce sont des personnes réelles, des objets réels, des lieux réels qui sont photographiés ne fait pas de l’image qui en découle — je ne parle même pas du post-traitement — une réalité.
Pour moi, l’abstraction n’est qu’un prolongement, une extrapolation, du travail ordinaire du photographe. Si au cours d’une réunion de famille vous prenez au téléobjectif une personne, elle paraîtra très seule, surtout si elle est perdue dans ses pensées. Ce mensonge prend la forme d’un portrait. Si vous prenez une texture de très près, sous un éclairage créatif, votre photo peut être abstraite, inspirer le calme, la beauté ou l’inquiétude. En rendant l’objet photographié impossible à identifier, vous mentez, au moins par omission [des éléments nécessaires à sa reconnaissance]. Dans un cas comme dans l’autre, la démarche n’est-elle pas la même ?
Il y a évidemment des différences notables entre les deux exemples que je viens de décrire. D’un côté, l’humain ; de l’autre, des formes, des lignes, des couleurs… Les émotions provoquées seront de nature différentes, mais peuvent être tout aussi profondes. C’est lié à la sensibilité de chacun. Mais, et j’en terminerai là, prétendre qu’une photo formelle, techniquement parfaite, n’a pas d’âme comme on me l’a parfois dit, me semble terriblement injuste.
Une réponse sur « À propos des photos abstraites »
[…] orienter la vision du spectateur face à cette image authentiquement abstraite, j’ai choisi un titre référence. Do Androids Dream of Electric Sheep? — en français, Les […]
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